Voici un article un peu spécial pour cet été. En complément de vous présenter une espèce « emblématique » vivant au sein de la réserve naturelle, je vais vous parler de ce qui permet à des centaines d’espèces de prospérer dans une forêt naturelle et protégée.
Ce sont les vieux arbres bien sûr. La présence de « vieux » arbres, d’arbres matures est essentielle au fonctionnement d’une forêt saine. La maturité, le vieillissement et la mort des arbres fait partie du cycle naturel des forêts. C’est même une partie essentielle.
Bien que nous ayons l’habitude de voir des forêts « jeunes », exploitées, avec très peu de bois mort, cela n’est pas le fonctionnement normal.
Une grande partie des espèces présentent dans une forêt naturelle d’Europe dépendent directement de la présence de bois mort, ou en décomposition.
C’est principalement au niveau de la diversité des champignons et des insectes qu’une foret naturelle en libre évolution est riche. Il existe des milliers d’espèces qui sont spécialisées dans la décomposition du bois mort, à différents stades.
La décomposition du bois, tout un écosystème !
Plus un arbre vieillit, et plus il pourra accueillir de diversité en son sein. Il existe plusieurs catégories d’arbres qualifiés de “vieux” : les arbres à cavités dues à la décomposition du bois et aux forages des pics, les arbres vivants avec des parties mortes et les arbres morts sur pied.
Un arbre qui mature, qui devient adulte et qui vieillit, c’est tout un écosystème qui vit et s’épanouit avec lui. Toute une communauté d’animaux, de plantes, de champignons qui évoluent, grandissent avec lui.
En effet, les arbres sont de plus en plus hospitaliers en vieillissant, ils offrent le gîte et le couvert à de nombreuses espèces grâce aux aspérités qui se sont créées tout au long de la vie de l’arbre.
Les espèces qui dépendent du bois mort ou des vieux arbres sont dites saproxyliques. En Europe, ces espèces représentent un tiers de la biodiversité des forêts naturelles feuillues. Lorsque l’arbre perd une branche lors d’une tempête par exemple, ce sont les champignons qui sont les premiers à coloniser le bois. Ces champignons décomposeurs peuvent pénétrer par la blessure. Ils ont la faculté de digérer la cellu-lose et la lignine dont est composé le bois. Certaines sortes de champignons décomposent uniquement la cellulose (comme le polypore soufré), d’autres dégradent la cellulose et la lignine (comme les pleurotes et l’amadouvier). Certains autres ont besoin d’un microclimat humide et sont étroitement liés aux mousses, fougères et lichens qui peuplent les vieux arbres et le bois mort. Ces champignons vont pouvoir décomposer pendant parfois des dizaines d’années le bois, jusqu’à ce que le tronc se décompose complètement. C’est la raison pour laquelle les arbres en milieux humanisés sont très souvent coupés dès qu’un champignon est détecté. Mais un tel arbre s’effondre rarement, il se décompose lentement plutôt.
Viennent ensuite les insectes xylophages (= qui mangent le bois). Il y a plus de 2000 espèces de coléoptères qui sont dépendantes du bois mort. Ce sont elles qui poursuivent le travail des champignons, avec une petite participation complémentaire des fourmis (5%), collemboles et cloportes. Plus il y en a, plus la forêt est en bonne santé.
Beaucoup de ces coléoptères dévorent le liber, c’est un tissu végétal situé ente l’écorce et le bois, où circule la sève à l’intérieur de canaux spécifiques (ce sont plus précisément les larves des coléoptères qui font ce travail). Certains digèrent la cellulose en la transformant en sucres et amidon, certains creuses des galeries sous l’écorce comme les scolytes et les charançons (le réchauffement climatique augmentant le stress hydrique des arbres, cela influe sur leur bonne santé et permet le développement plus important de ces coléoptères. Ils sont cependant inoffensifs pour des arbres sains.). Ces galeries permettent aussi à d’autres animaux d’y trouver refuge, comme les limaces, les fourmis et les punaises. De plus, ces galeries permettent à l’eau de mieux s’infiltrer et à de nouveaux champignons de se développer.
Ces larves d’insectes représentent une source de nourriture importante pour beaucoup d’animaux, notamment certains oiseaux.
Cette décomposition est un processus important et vital. Le recyclage de matière organique est fondamental et représente une partie importante du cycle de la nature. Cela nourrit et enrichit le sol grâce au travail combiné de milliers d’espèces. Le bois mort finit d’être décomposé par les insectes, les champignons et les bactéries.
Il devient spongieux et joue le rôle d’éponge qui absorbe l’eau et la redistribue. Quand il pleut, ce bois se gorge d’eau et quand il fait plus sec, l’eau s’en écoule.
Pour finir, le bois mort achève de se décomposer dans la litière et se mélange au sol petit à petit. La microfaune du sol (mille-pattes, cloportes, vers de terre…) et les bactéries ne vont laisser de l’arbre que du terreau riche, rempli de minéraux nécessaires à l’équilibre des sols forestiers. Cela nourrit le sol en matière organique, le régénère et stocke le carbone accumulé dans le sol, permet de « construire » d’autres choses. Ainsi, l’arbre retourne, sous forme d’humus, nourrir les futures générations de ses congénères.
Les racines, elles aussi, croissent et meurent comme les branches et participent à l’enrichissement du sol et au stockage du carbone.
En montagne, le bois mort protège aussi des dangers naturels : les troncs d’arbres au sol ou les souches sur pied stabilisent le sol, contribuant ainsi à prévenir l’érosion en cas de fortes pluies ou le déclenchement d’avalanches. Les troncs au sol disposés de façon transversale ou oblique par rapport à la pente forment un barrage efficace contre les chutes de pierres.
Des oiseaux et des mammifères
Ce bois mort n’est pas seulement l’apanage des petites bêtes et des champignons. En effet, certains oiseaux ont besoin de bois en train de mourir (on dit en senescence) et infesté pour se nourrir et surtout pour creuser des trous leurs servant de nid, c’est le cas des pics par exemple. Ainsi, 41% des 68 espèces d’oiseaux uniquement forestiers dépendent étroitement des cavités présentes sur les vieux arbres ou sur les arbres morts pour se reproduire. On distingue les espèces qui aménagent elles-mêmes leurs cavités dans les arbres et celles qui ont besoin de cavités déjà existantes.
Les espèces qui font leurs trous elles-mêmes sont principalement les pics (il en existe 9 espèces en France). Ils ont recours à leur bec puissant pour creuser les troncs qui sont atteints de maladies cryptogamiques (des champignons) et leurs permettant de creuser un trou à l’intérieur du bois « mort » de l’arbre. Ce sont des oiseaux qui ne peuvent pas nicher ailleurs. Ils se nourrissent également des nombreuses larves d’insectes présentent sous l’écorce (en hiver, 97% de leur nourriture est composée d’insectes du bois mort).
Le pic noir par exemple aime creuser des loges dans les hêtres de plus de 100 ans. Ces trous de pics sont nécessaires à d’autres espèces, qui sauront profiter de ces abris créés dans les arbres, qu’ils ne sauraient créer eux-mêmes.
Cela peut être des oiseaux (mésanges, gobemouches, rouges-queues à front blanc, chouettes…) et également des petits mammifères : 33 espèces sur les 91 qui peuplent les forêts sont dépendantes de ces habitats « secondaires ».
Ces mammifères : lérot, écureuil, genette, martre, fouine ou encore chauve-souris, déclinent si le nombre d’abris présents n’est pas suffisant. Les chauves-souris sont les mammifères les plus inféodés aux arbres morts. Ces vieux arbres sont aussi des refuges pour des insectes comme les fourmis, abeilles sauvages, frelons et guêpes.
La présence de chandelles (c’est le nom donné aux arbres morts sur pieds, c’est-à-dire qui ne sont pas tombés) est particulièrement bénéfique. Pour cela, il faut laisser le cycle complet de vie des arbres se faire.
Un trésor à restaurer
Depuis des décennies, le vieux bois et le bois mort n’a plus sa place dans les forêts. Collecté pour le chauffage d’une part certes, mais aussi car il fait désordre, pas propre dans les sylvicultures exploitées au maximum. Peut-être avons-nous aussi oublié le cycle naturel de la vie et de la mort, jusqu’à vouloir l’enlever de nos forêts.
En France, le bois mort est absent de près de 75% des forêts exploitées et il est 20 à 40 fois plus abondant dans les forêts naturelles.
De plus, en sylviculture, les arbres sont abattus à différents âges selon leur essence (moyenne d’âge d’abattage : Peuplier : 30 ans ; Orme, pin sylvestre : 70 à 80 ans ; Bouleau : 40 ans ; Alisier, sapin, tilleul : 100 ans ; Hêtre : 100-150 ans ; Châtaignier, chêne, noyer : 75 à 250 ans ; Cerisier, charme, sycomore : 50 ans.
On peut lire dans le dictionnaire Larousse : « L’âge d’exploitabilité est celui auquel la croissance s’arrête et où il convient d’abattre les arbres ». Mais en réalité, la croissance d’un arbre ne s’arrête qu’à sa mort, sachant qu’un hêtre, par exemple, atteint sa maturité biologique aux alentours de 250 ans et les chênes à plus de 400 ans...
Les arbres n’arrivent donc plus à un stade naturel de vieillissement, et sont abattus alors qu’ils sont indispensables à la bonne santé des forêts. Cet appauvrissement a lieu à toutes les échelles et c’est pourquoi les forêts sont devenues si « pauvres ».
Très souvent, le « repos » récent en l’absence d’activité humaine permet une cicatrisation des forêts, au moins dans l’aspect des peuplements. Pour autant, une maturation ne suffit pas à restaurer toutes les caractéristiques d’une forêt naturelle et en particulier en matière de diversité des espèces et de la richesse du sol. La maturité des arbres est bien sûr un point déterminant pour l’offre de tous les micros habitats, tant pour les champignons que pour les insectes.
Dendro-microhabitats est le nom donné à tous ces petits habitats qui apparaissent lorsqu’un arbre vieillit, tombe malade, se casse, se creuse, perd une branche, cicatrise etc.
Ces micros habitats constituent de véritables petits mondes à l’échelle microscopique. Les trous aux pieds des arbres forment de petites fontaines naturelles, où les animaux peuvent venir boire, et même des batraciens s’y reproduire. De chacun de ces trous, de ces fissures, de ces cassures, résulte un habitat pour beaucoup de monde, c’est absolument fascinant de beauté à observer.
Des habitats fugaces dans le temps, comme des champignons pleurotes ou foliotes qui poussent sur les arbres en décomposition sont détectés de loin par certaines espèces de coléoptères et permettent rapidement leur retour. Les habitats plus durables et stables comme les cavités abritent des espèces moins mobiles et prolifiques. Certaines de ces espèces demandent parfois plus de 100 m3/ha de bois mort (moyenne en France : 23m3 à l’hectare).
Une problématique concernant nombre des coléoptères spécifiques, c’est leur capacité de déplacement (ce point est également valable pour les champignons). En effet, certains ne sont pas mobiles par le vol par exemple, et ne se déplacent que très peu, et seulement dans des forêts anciennes et matures. Ils ne supportent pas de quitter une ambiance forestière fraîche et ombragée pour coloniser un nouvel espace boisé distant et isolé par des milieux hostiles. Dès qu’il y a rupture de quelques dizaines de mètres, ces insectes ne peuvent naturellement plus se déplacer. Le morcellement, les routes, les infrastructures, les coupes, les cultures, monocultures de conifères etc... empêchent ces insectes de se mouvoir. Certains autres, heureusement, sont très endurants à la marche. Il est donc nécessaire d’avoir des « réservoirs » permettant de lier entre eux et d’ensemencer les nouveaux sites favorables dans les environs (de l’ordre de quelques centaines de mètres aux alentours). On comprend mieux aussi l’importance des haies et des couloirs qu’elles représentent pour la circulation de la vie.
D’ici à ce que nous mettions en place un véritable maillage naturel reliant toutes les zones sauvages d’Europe, cela permettra le retour plus facile de tout ce petit monde !
Conclusion
La chance de la première réserve est d’appartenir à un grand massif forestier qui revient progressivement à des fonctionnements naturels et qui n’a pas subi de gros bouleversements humains depuis plus de 80 ans. Il est difficile de savoir combien d’espèces d’insectes saproxyliques vivent au sein de la réserve. Il est en effet très difficile d’observer les insectes dans une forêt ou tout est à sa place. La présence de nombreuses cavités et micro habitats est attesté ainsi qu’une belle présence de bois mort, sous forme de branches dont l’arbre se débarrasse, d’arbres succombant lentement de décomposition et de troncs « chandelle ». Plusieurs espèces de pics y vivent en belle entente.
Plus une forêt est naturelle, plus elle est complexe d’espèces et d’interactions. Dans la forêt naturelle, la mort des êtres vivants est source de vie pour d’autres. Après avoir enlevé cette ressource précieuse pendant des siècles, il est maintenant nécessaire de changer cela, de reconnaître que ce n’était pas la bonne direction et d’ouvrir nos regards à réintégrer ce pilier dans nos forêts, et dans nos cœurs. Réjouissons-nous de voir des branches au sol, les trous dans les arbres, et des belles chandelles dans les haies et les forêts !
Florelle Antoine